Durant la formation de médiateur professionnel au sein de l’EPMN (Ecole Professionnelle de la Médiation et de la Négociation), il nous a été demandé, dans le cadre du dossier à produire afin de contribuer à la validation de notre CAP’M (Certificat d’Aptitude à la Profession de Médiateur) de choisir une œuvre et d’y déceler des bribes d’enseignements et autres connaissances relatives au processus de la médiation professionnelle. Cette œuvre pouvait être un article de presse, un chapitre ou un passage d’un livre (tels un roman, une bande dessinée), mais également un film, un documentaire …etc. Un vaste choix ainsi à notre portée, avec par ailleurs un autre objectif complémentaire qui nous a été assigné : cette œuvre devait nous plaire, nous toucher, une œuvre que l’on ait clairement envie de mettre en avant et de présenter.
Chacun a je crois eu la pudeur de ne pas exprimer ses doutes, ses craintes de ne pas parvenir à faire un tel choix : ainsi, trouver une œuvre répondant à tous ces critères, contenant des concepts et des pratiques en lien avec le champ de la médiation professionnelle, discipline par ailleurs récente.
J’ai finalement réussi à choisir une œuvre bicéphale, à la fois un film, mais également le livre qui fut auparavant publié et qui servit de script : « Paris brule-t-il ? ». Je vous propose ci-dessous cette exploration dont il m’a semblé que l’intérêt principal reposait sur des faits historiques ainsi que sur un personnage, Raoul Nordling, consul de Suède : or, tel Monsieur Jourdain du « Bourgeois gentilhomme », Monsieur Nordling fit sans le savoir et avant tout le monde acte de maîtrise dans le domaine de la médiation professionnelle !
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INTITULE DE L’ŒUVRE : Le livre et le film « Paris brûle-t-il ? ».
SEQUENCE CHOISIE : dans le livre, deuxième partie, la bataille – chapitre 5 ; et dans le film, la scène correspondante (qui débute à la 63ème minute).
ARGUMENTATION : pourquoi cette œuvre ?
Quelle plus « inimaginable discussion » que celle entamée par Raoul Nordling, consul de Suède, missionné au nom de plusieurs pays neutres par le roi Gustave V, pour mettre en œuvre un plan de médiation à l’encontre du général von Choltitz, commandant en chef du Gross Paris, entre le 15 et le 25 août 1944.
Par ailleurs, quelle plus grande incarnation du principe qu’est aujourd’hui celui des médiateurs professionnels, « un médiateur, une mission, un résultat » ; Raoul Nordling étant parvenu à accompagner le général von Choltitz, afin qu’il prenne seul la décision de préserver des vies de toutes nationalités, devenant ainsi « pour la postérité, l’homme qui a sauvé la plus belle ville du monde ».
Enfin, quelle plus imposante illustration de l’application des principes définis dans le CODEOME de l’action du médiateur professionnel que cet exemple historique :
- Article 4.2.6. « L’action du médiateur professionnel contribue à établir, rétablir et promouvoir la qualité relationnelle entre des personnes. Elle consiste notamment dans : une animation d’un échange qui semble devenu délicat, difficile, voire inimaginable entre des parties ; une pacification et une régulation des échanges ; une contribution créative aux hypothèses de solution énoncées par les parties […] ».
- Article 4.2.7. « Le médiateur professionnel […] peut apporter son concours en termes de contributions créatives (proposition, soumissions d’idées, apport de solution(s) possible(s) […] ».
- Article 4.3.1. « La médiation professionnelle […] est un processus d’accompagnement non-autoritaire visant la responsabilisation et l’autonomie des personnes, qu’il s’agisse ou non d’une situation de nature conflictuelle […] ».
- Article 4.3.2. « Un entretien de médiation peut à lui seul suffire pour permettre à une personne de se positionner de manière à ce qu’elle puisse prendre une décision la plus satisfaisante possible pour conduire à bien un projet impliquant ou non d’autres personnes ».
- Article 4.3.3. « Dans le cadre d’un différend, la médiation consiste à permettre à des parties de trouver un accord négocié de manière contributive, c’est-à-dire un accord qui puisse être pérenne, respectueux des personnes et de leurs intérêts ».
THEMES EXPLORES : les PIC négatifs, l’altérocentrage, le carré logique (raisonnement aporétique), le doute rationnel, une suggestion possible du médiateur professionnel et la prise de décision.
CITATIONS (en gras) & COMMENTAIRES :
- L’allemand eut un haussement d’épaules : « Je suis un soldat, dit-il avec résignation. Je reçois des ordres. Je les exécute » : le général von Choltitz manifeste la contrainte qu’est la sienne, en qualité de militaire ayant prêté serment d’allégeance envers le führer.
- « Vous connaissez la situation, monsieur le consul, dit-il impassible. Mettez-vous à ma place. Quelle autre solution proposez-vous ? » : le général von Choltitz exprime encore la contrainte qui l’enferme, mais également le souhait de s’en défaire, ouvrant le champ des possibles.
- C’était la décision la plus importante qu’il ait eu à prendre dans sa carrière. Or, Dietrich von Choltitz n’aimait pas avoir à prendre de si graves décisions. L’autonomie relative que lui conférait son commandement de Paris était pour lui une expérience nouvelle. Jusqu’à présent, pris dans les rouages d’une machine militaire bien organisée, il n’avait été qu’un exécutant. : nous découvrons ainsi un militaire, jusqu’ici enfermé dans une contrainte permanente, qui explore dans sa nouvelle fonction la possibilité d’interférer, de modifier la manière d’exécuter, d’appliquer un acte qui lui ait pour autant ordonné clairement, de se créer une marge de manœuvre et d’autonomie de décision dans sa manière d’agir, selon ses propres valeurs, ses propres objectifs.
- Ce soir, le général von Choltitz ne souhaitait qu’une chose : que le calme revînt sans une tragique épreuve de force. : cet objectif est antinomique avec sa lettre de mission, qui l’enjoint tout au contraire d’utiliser la force armée et son autorité pour assoir l’ordre établi. Le général von Choltitz partage cet objectif avec Raoul Nordling, celui de préserver Paris, sa population, ainsi que des vies allemandes ; ce dernier ayant su accompagner le général von Choltitz à réfléchir à la situation.
- Nordling hocha tristement la tête. Etait-il possible que l’homme au visage grave qu’il avait devant lui fût sur le point de détruire Paris ? « Anéantir Paris, dit-il à Choltitz, ce serait un crime que l’histoire ne pardonnerait jamais ». […] Nordling ignorait que l’attaque devait commencer le lendemain à l’aube. Stupéfait, il posa un regard sévère sur l’Allemand et lui demanda s’il se rendait bien compte que chaque bombe qui manquerait sa cible tomberait sur Notre-Dame, ou sur la Sainte-Chapelle. Choltitz eut un haussement d’épaules. La pensée que l’objectif qu’il avait décidé d’écraser pût se trouver au milieu de tels trésors ne l’avait pas effleuré. : Raoul Nordling s’est ainsi centré sur le général von Choltitz, de manière consciente et rationnelle, dans l’objectif de l’aider à conduire une réflexion, pratiquant la technique de l’altérocentrage sans le savoir ! Il demeure à distance et avant tout sait reconnaitre la position difficile qu’est la sienne. Dans le film, le scénario fait prononcer à Raoul Nordling les paroles suivantes, illustrant un peu plus cette technique : parlant tout d’abord des bombes qui rateraient leurs cibles, il précise qu’« elles réduiraient en poussière des siècles d’histoire » ; enfin il ajoute « général, vous vous battez contre l’armée ennemie, et non contre le peuple de Paris ; votre mission est d’empêcher les alliés de s’emparer de Paris, n’est-ce pas ? Si vous arrivez à négocier une trêve avec les insurgés, vous pourrez défendre Paris. ». Dès lors, Raoul Nordling permet bien, par ses propos, une réflexion, fonctionne avec le conditionnel et des hypothèses, restitue du sens de ce que signifie une éventuelle attaque massive sur Paris. A partir de ce travail qui a donc permis d’ordonner ses émotions et de structurer sa pensée, il accompagne ainsi le général von Choltitz vers l’improbable hypothèse d’envisager une trêve.
- Nordling proposa au général allemand « un cessez-le-feu temporaire pour ramasser les blessés et les morts ». S’il était respecté, on pourrait le prolonger. : après avoir suscité la réflexion quant aux conséquences dramatiques à tous niveaux d’un bombardement sur Paris, après avoir introduit dans l’esprit du militaire un doute rationnel quant à l’impact d’un tel ordre donné, Raoul Nordling peut alors suggérer cette proposition.
- Dietrich von Choltitz se rappelle qu’à la proposition du diplomate suédois, il sursauta. En trente années de vie militaire, il n’avait jamais demandé ni accordé un cessez-le-feu. Cependant, à la réflexion, l’audacieuse proposition lui parut, étant donné les circonstances, offrir plusieurs avantages. L’arrêt des combats permettrait à la ville de retrouver progressivement son calme, ce qui était sa préoccupation essentielle. Ses troupes qui combattaient l’insurrection se trouveraient libérées pour d’autres tâches. Les voies de communication à travers Paris pour les unités en retraite seraient sauvegardées. Mais surtout, si l’expérience d’un cessez-le-feu était couronnée de succès, l’attaque prévue à l’aube devenait sans objet. Choltitz avait conscience que cette attaque constituerait un geste irrévocable, une sorte de déclaration de guerre à la ville. Quand les premiers avions apparaitraient dans le ciel de Paris, il serait trop tard pour reculer, l’Allemand le savait. Nous découvrons ici une illustration du carré logique, déclinée en ingénierie relationnelle dans plusieurs raisonnements associés à la structuration de la pensée et à la prise de décision, selon un mécanisme analogique. Il permet avec rigueur – ce qui est parfaitement adapté pour un militaire – d’introduire le doute rationnel, qui vient alors se substituer au doute émotionnel. Il aide la personne, impliquée dans un tel processus de médiation, à conduire ainsi sa propre réflexion, selon son propre intérêt : « qu’est-ce que je gagne à rester en conflit ? qu’est-ce que je perds à rester en conflit ? qu’est-ce que je gagnerais à mettre un terme au conflit ? qu’est-ce que je perdrais à mettre un terme au conflit ? ». Ainsi la personne peut-elle se projeter, selon son libre-arbitre, vers une prise de décision.
- La proposition soudaine du consul de Suède permettait d’annuler temporairement l’une au moins de ces graves décisions. « Si les chefs de la Préfecture de police, annonça-t-il enfin, peuvent prouver dans l’heure qui vient leur autorité sur leurs propres hommes, j’accepte de discuter les conditions d’un cessez-le-feu définitif ». Baissant subitement le ton, le général, rappelle Nordling, ajouta : « Je vous demande, monsieur le consul, de faire en sorte que mon nom ne se trouve pas associé à ces négociations ». Choltitz savait que le principe même d’un cessez-le-feu était contraire aux ordres qu’il avait reçus. Si le Feldmarschall Model, son supérieur direct, apprenait qu’il négociait avec les « terroristes », les conséquences pour lui-même, comme pour la ville, pourraient être incalculables. Nous découvrons le résultat de cette « inimaginable discussion » entre Raoul Nordling et Le général von Choltitz, une décision prise par ce dernier en responsabilité, face à ses valeurs, face à ce qu’il veut incarner et renvoyer comme image en tant que personne et face à l’histoire ; une décision prise en toute autonomie, selon son propre libre arbitre. Une décision qui devait demeurer secrète, donc verbale, reposant sur la confiance entre lui et le médiateur, selon les principes d’une qualité relationnelle instaurée entre eux, deux hommes de bonne volonté plongés dans un contexte extrême.