« La raison est plus totalitaire que n’importe quel système » !

Cette citation émane de Max Horkheimer et Theodor Adorno, issue de leur ouvrage « La dialectique de la raison ». Selon eux, « la raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler ».

Que penser de cette affirmation ? Un mode de pensée, rationnalisée à l’extrême, strictement ordonné et épuré de toute part subjective, interprétative et émotionnelle, jusqu’à risquer de devenir hermétique, peut-il effectivement conduire au sectarisme, au totalitarisme, à la soumission face à une idéologie dogmatique, voire implacable, jusqu’à l’annihilation de la pensée et du libre arbitre que chacun détient et est en droit d’exercer et de revendiquer ?

En l’absence de garde-fous, une pensée rationnelle érigée en monarchie absolue (soutenant par exemple le principe de précaution au nom du risque zéro) a en effet de fortes chances à un moment de dériver de ses meilleures intentions, donnant à croire qu’un ordre universel soit possible et engendrant une intangibilité des idées, jusqu’à les pétrifier en dangereuses certitudes. A contrario, l’esprit critique instille en toute vérité apparente une part de relativité, d’incertitude, d’évolutivité de la pensée, venant ébranler ce danger de l’invariabilité, au profit de constructions opératoires créatives.

La « raison purement rationnelle » est ainsi brutale, figée, parfois rentable. Elle a conduit dans notre histoire à la terreur et à la guillotine, à la domination et à l’oppression à grande échelle sous couvert d’une folle idéologie, jusqu’à l’abomination absolue des camps de concentration. De nos jours subsiste un ordre mécanique, déshumanisée, mélange intriqué de bureaucratie et de technocraties infiltrées dans toutes les sphères de notre société, ainsi rigidifiée, sources de tensions, de frustrations, d’injustices et de tant de conflits ouverts ou rampants.

Or, il existe intrinsèquement, selon Edgar Morin, une dialectique de la pensée, alternant entre l’ordre et le désordre, entre certitudes et incertitudes, entre l’approche rationnelle et irrationnelle.

La « raison mesurée » ne doit ainsi pas devenir une mécanique froide, elle se doit d’être raccordée au domaine du vivant, à divers facteurs humains permettant de préserver pour chacun d’entre nous une part d’autonomie, de responsabilité, d’empirisme et de pragmatisme.

La « raison vraie » n’est ainsi pas parfaite, monolithique : elle s’avère plus complexe, mélange de rationnel d’un côté, et de l’autre emprunte de désordres, d’incertitudes, d’ambiguïtés et de contradictions.

La « raison pratique », réaliste, est évolutive, ouverte, mélange d’affectivité, d’initiatives et d’inventivité.

La « raison humaniste » est emprunte de liberté, de tolérance, d’ouverture à la critique, ainsi qu’au raisonnement aporétique.

De manière plus prosaïque, je pense que la seule raison qui vaille doit s’avérer tout simplement « raisonnable ». Je souhaite ainsi distinguer fortement le fait de prétendre avoir raison, de décréter, d’imposer son savoir, et de l’autre considérer avec évidence ne pas détenir l’entièreté de la vérité ; ainsi, m’évertuer à réfléchir pour atteindre la solution adaptée, le compromis, le consensus : car même imparfait, un homme qui doute sera toujours moins dangereux que ces arrogants qui tentent d’imposer leur vérité à tous, présentée comme la vérité, soit par la force, la mauvaise foi ou l’argument de la « raison rationnelle », rendue par ailleurs la plus compliquée possible afin d’éviter toute compréhension puis débat contradictoire, signant enfin le mépris qu’ils ont au fond d’eux pour les autres, les « non sachant ».

Rien ne peut légitimer une affirmation, sous prétexte d’en être convaincu ou de vouloir convertir les autres : ce fût le chemin emprunté par les croisades ou l’inquisition, ce même chemin aujourd’hui usité par les djihadistes de toutes tendances, toutes aussi criminelles, barbares et obscures les unes que les autres.  

Dès lors, le raisonnement qui aboutirait à la conclusion simpliste que si une idée est rationnelle, elle soit alors considérée comme vraie et à ce titre incontestable, s’avère une pure hérésie. Car à partir de ce moment, le raccourci deviendrait facile de ne plus donner droit à sa moindre remise en cause, ni même à la moindre discussion !  A destination de ces grands « sachant » péremptoires et intolérants, faites preuve d’un peu d’humilité, redescendez de votre estrade et de votre grandiloquence, considérez les autres, leurs avis, entendez leurs paroles et acceptez leurs écarts et divergences d’avec la vôtre.

Je souhaite ainsi quant à moi ne jamais me laisser enferrer, enfermer par une idée, un concept, une vérité, une affirmation, mais les remettre sans cesse en question, dans un esprit d’ouverture dynamique. J’ai en tête cette citation de Luc Ferry, philosophe, pédagogue, ancien ministre de l’Education Nationale : « je plaide pour l’autoréflexion, cette façon de prendre du recul en permanence, de penser sa propre pensée ». N’oublions pas que les certitudes peuvent mener, on l’a vu, à des dérives extrêmes, au fonctionnement clanique, à l’entêtement, donc au conflit. Réfléchir ouvre l’esprit, remet en question et en perspectives, conduit à échanger, à dialoguer, pour trouver une réponse. Elle mène à l’accord, à l’entente et à la paix.