Les conflits sous-tendus par des pensées, des paroles, voire des actes de plus en plus radicaux, apparaissent comme en constante progression. Sous nos yeux, les rapports à l’autre se dégradent, mélange sulfureux d’agressivité, de souffrance intime, d’égo, de maladresse, de méchanceté et d’un fort individualisme, symptôme contemporain d’un profond malaise.
Je citerais à ce propos François CHENG, membre de l’Académie Française : « l’homme moderne est de cet être revenu de tout, fier de ne croire à rien d’autre qu’à son propre pouvoir. Une confuse volonté de puissance le pousse à obéir à ses seuls désirs, à dominer la nature à sa guise, à ne reconnaître aucune référence qui déborderait sa vision unidimensionnelle et close. Il s’attribue des valeurs définies par lui-même. Au fond de lui, ayant coupé tous les liens qui le relient à une mémoire et à une transcendance, il est terriblement angoissé, parce que terriblement seul au sein de l’univers vivant. Il se complet dans une espèce de relativisme qui dégénère souvent en cynisme ou en nihilisme ».
Je vous partage par ailleurs une question que j’ai lue dernièrement dans un article de presse, posée très justement de manière frontale : « sommes-nous toujours prêts à vivre ensemble, à vivre avec l’autre en société » ? Marcher dans Paris illustre concrètement ce questionnement, tant la cohabitation des piétons avec les vélos, les trottinettes électriques, les scooters et autres moyens de transport individuels tels que les gyropodes est exécrable ; ce qui amène de toute évidence à la conclusion que les uns et les autres ne se supportent plus entre eux, s’auto-attribuant une valeur prévalente et la priorité sur tout et en toute circonstance, s’invectivant de manière permanente, avec une absence de retenue et une irritabilité évidente, elle-même nourrie par la nécessité objective de devoir être en constante vigilance, avec pour effet immédiat de transformer tout un chacun en fauve aux aguets face à cet état de totale insécurité.
Nous sommes ou devenons, sans même en prendre pleinement conscience, totalement hermétiques aux autres, à leurs arguments, aux échanges tenus. La violence est partout, à l’école, à l’hôpital, sur un terrain de jeux ou de sport, entre enfants, entre adultes, dans les entreprises et les administrations, à l’Assemblée Nationale tout autant que dans la rue !
Nous souhaiterions peut-être, toutes et tous, être détachés de toutes nos contraintes, n’avoir aucun obstacle devant nous, être libres de tout faire et tout dire, imposant notre manière de penser, de choisir, d’envisager les événements, sans qu’aucune contradiction ne doive s’exprimer à notre égard ? Mais quelle folie !
Je rappellerais une citation de Patti Smith, que j’ai déjà précédemment employé : « la contradiction est souvent le chemin le plus clair vers la vérité ».
Etre libre signifie ainsi tout le contraire du constat précédemment établi, à savoir être en capacité de pouvoir exprimer à l’autre un avis différent, exercer envers l’autre un comportement différent du sien, effectuer des choix pareillement différents ; bref, considérer la différence de l’autre non pas comme un obstacle à son propre libre-arbitre ou à sa propre capacité à agir ou exercer sa liberté de choix, mais l’intégrer comme une liberté fondamentale, devenant effectivement le chemin le plus certain vers la satisfaction – à défaut d’employer le terme pompeux de bonheur.
Nous avons clairement et impérieusement besoin de l’autre pour être heureux et non l’inverse qui donne à croire que pour être heureux, il suffirait d’être chacune et chacun dans sa bulle de confort et de certitudes, à l’abri de toute contrainte ou frustration.
Dans son ouvrage « Voulons-nous encore vivre ensemble ? », le philosophe Pierre-Henri TAVOILLOT évoque en guise d’éclairage à cette problématique du savoir vivre ensemble et de la liberté qui s’y rattache, ce qu’a provoqué en profondeur la période du COVID 19 : ainsi, reclus chez soi durant le confinement pour la plupart – à l’exception des personnels indispensables, soignants, policiers, commerçants …etc. – la population a fait une double et simultanée très amère expérience : d’un côté devoir être coupée du lien physique avec son entourage familial, amical et social, tant privé que professionnel – touchant du doigt la solitude et le repli sur soi, mais aussi une poussée narcissique qui a pu se manifester via une présence décuplée sur ses réseaux sociaux – et de l’autre, devoir cohabiter H24 dans son domicile avec son noyau familial, transformant le quotidien en une poudrière, voire en un champ de mine conflictuel à la moindre occasion, transformant à la longue le plaisir du lien en un stress continu.
Face à ce constat ayant eu pour résultat de radicalement transformer le vivre ensemble en un véritable désastre pouvant à postériori s’apparenter à un traumatisme, Pierre-Henri TAVOILLOT oppose aujourd’hui la nécessité de s’extraire de ces deux pôles que sont la solitude extrême ou le conflit permanents, qui mettent l’un et l’autre en péril la possibilité de vivre en commun ; révélant qu’il faille parvenir à dépasser ce cap, se concentrer et se forcer à se projeter à contre-courant de cette pensée noire, dès lors de manière positive et constructive. Ainsi, « en dépit de tous ces signes négatifs, il y a des choses qui tiennent. La vie commune est un trésor, et nous sommes plus libres en société. Il faut étayer et encourager ce qui se reconfigure. Cela suppose de mettre de côté ce qui nous sépare ».
Dit autrement, la liberté individuelle n’est pas contradictoire avec la vie en société ; n’oubliant pas que nous sommes des êtres sociaux ayant comme besoin fondamental de communiquer. Par ailleurs, il faut s’aventurer à oser renouer avec ces bases fondamentales que sont les rapports sociaux directs, ainsi que le lien de confiance indispensable à établir ou rétablir : en effet, « lorsque l’esprit critique nous rétrécit, lorsque nous perdons le lien dans la discussion, il faut savoir s’arrêter et faire en sorte que les gens que nous apprécions, même si nous sommes en désaccord, trouvent leur place » affirme encore Pierre-Henri TAVOILLOT.
Etre ainsi en désaccord est sain. Mais pour l’être, cet état nécessite cependant de créer ou recréer au préalable du lien, une qualité relationnelle et de l’entente au quotidien. Il implique de comprendre que notre satisfaction dépend aussi et surtout de celle des autres, notamment la satisfaction que l’on aura soi-même générée à leur égard. De ce comportement ouvert, de cette posture de reconnaissance et d’altérité dépendra la construction du vivre ensemble en société, au sens large, y compris dans notre sphère professionnelle, jusqu’à parvenir à être heureux ensemble.
La vraie liberté n’est pas de faire seul ce que l’on veut, sans tenir compte de l’autre et parfois à son détriment, au seul profit du sien : la vraie liberté est celle que l’on construira ensemble. La société n’est pas une somme d’individus, mais un collectif où chacun a tout à gagner d’y appartenir : ainsi l’on ne gagne rien à se couper des autres sous prétexte d’être libéré de toute contrainte. La liberté n’est pas l’absence de contrainte, mais se concentre dans le choix de faire ensemble, avec ouverture et élan positif.
Je citerai pour terminer Albert Jacquard, célèbre biologiste, généticien, philosophe et essayiste décédé en 2013, dont le propos suivant, maintenant ancien, résonne cependant aujourd’hui plus que jamais : « il faut rebâtir complètement une société humaine où la compétition sera finalement éliminée. Je n’ai pas à être plus fort que l’autre, j’ai à être plus fort que moi grâce à l’autre ».